Les bienfaits de l’écoute agissante
Il y a en chacun de nous des espaces infinis de rêves et d’espérances qui se heurteront inévitablement, dans le temps de notre vie, à une réalité rebelle, indomptable, parfois scandaleusement adverse. Cette expérience aride sera parfois vécue (selon notre disposition intérieure) en cruelles désillusions, d’autres fois en expérience éducatrice, voire libératrice ! Le murissement intérieur qu’apporte naturellement le travail du temps, cet ami fidèle, est propice à des retournements intérieurs, des recadrages salutaires que certaines démarches de développement personnel échouent à susciter dans leurs injonctions paradoxales (parfois à peine déguisées) au changement !
Chemin faisant et tout proche de ma cinquantième année, j’ai acquis cette conviction : rien ne presse et la patience se révèle bien souvent la meilleure ressource face au réel. Nous n’avons pas la formule magique pour transformer la réalité (extérieure comme intérieure) selon nos désirs, aussi louables soient-ils. Et c’est tant mieux ! Car nous risquerions de sombrer dans une hyper-illusion : celle de nous croire tout-puissants. La toute-puissance est du côté du réel, de ce qui s’impose parfois à nous, avec violence ou simples incitations au changement. Je me suis heurté à ce mur de la réalité, ce rivage abrupt où même l’océan se déchire en sculptant ses majestueuses falaises. A force d’entêtement, j’ai appris que mon être (si vaste pourtant dans mes perceptions internes) était soumis à cette loi évidente de la vie : seul l’acquiescement à ce qui est libère. Carl Rogers insistait sur ce curieux paradoxe : « C’est au moment où je m’accepte tel que je suis que je deviens capable de changer ». Alors, que deviennent nos rêves, notre capacité imaginante qui, à défaut de nous élever au seuil du réel, nous servaient parfois d’échappatoire à ce contre quoi nous ne voulions pas nous heurter ? Pure perte, espoirs vaincus, rétrécissement de notre pouvoir d’émancipation, appauvrissement de notre condition humaine ? Je ne crois pas, l’imagination, le rêve créent des espaces où le monde, la vie, notre vie peuvent être réinventés. Ce n’est heureusement pas incompatible avec le consentement au réel ! Entre soi et le monde il y aura toujours un espace, une distance qui est sans doute la marque de notre inachèvement et également la conséquence des exploits de notre conscience capable de faire des « arrêts sur image » en nous mettant à l’écart, névrotiquement parfois, du mouvement de la vie. Cette distance entre soi et soi, entre soi et l’autre peut être vécue comme un abîme, une déchirure, mais aussi comme un défi constructif, celui de pouvoir y tisser la riche trame de nos vies en oeuvres humaines créatrices de relations inédites et nouvelles, celle de pouvoir ajouter de la vie à la vie !
Pas à pas, je commence à apprivoiser cette relation entre le dehors et le dedans, entre l’activisme et le lâcher-prise, entre l’objectif et le subjectif. Cette relation, parfois tendue comme au seuil de la rupture (à l’occasion des multiples crises que la vie nous demande de traverser pour nous dépasser et nous unifier), est un lieu où nous sommes constamment au travail dans une recherche d’équilibre oscillant bien souvent entre harmonie et chaos.
Mon engouement pour les approches thérapeutiques (susceptibles de changer et stimuler nos modes de relation à nous-mêmes et à notre environnement) m’a amené à m’intéresser de près à l’hypnose Ericksonienne. J’y ai découvert une démarche intéressante pour induire un état de réceptivité (François Roustang parle de « perceptude ») propice à une « reconfiguration » quasi-automatique, à un accordage profond de tous les paramètres de notre vie débouchant sur un sentiment d’unité et de simplicité retrouvées. Bien des symptômes s’évanouissent lorsqu’ils retrouvent leur juste place dans l’organisation dynamique de notre personnalité. Le symptôme est le signe que quelque chose n’est pas ou n’est plus à sa place dans la situation particulière de notre vie. L’expérience du lâcher-prise (maintes techniques peuvent y conduire) est bien souvent le déclencheur ou le témoin d’un processus de réorganisation interne menant à la guérison, dans la mesure où notre maladresse ainsi que celle du thérapeute ne viennent empêcher la vie à reprendre son cours naturel (qui est changement et croissance) !
Durant ces vingt dernières années, j’ai exploré et pratiqué différentes formes d’écoute : l’écoute centrée sur la personne (écoute empathique de Carl Rogers), l’écoute fine, dynamisante et clarifiante que permettent les médiations visuelles (telles que le propose la méthode ESPERE), l’écoute de la mémoire sensorielle (technique TIPI), l’écoute du « sens corporel » que permet le « Focusing » d’Eugène Gendlin.
De toutes ces approches, ma préférence va aujourd’hui hui au Focusing, approche très riche humainement, douce, créative et puissante pour favoriser un accès à notre expérience intérieure de ce que nous vivons plus ou moins facilement. Ce niveau « expérientiel » auquel nous mène le Focusing constitue une base fiable, permanente et solide pour trouver des solutions, introduire des changements utiles lorsque nous sommes confrontés à des difficultés. Cette écoute que j’appelle aussi « écoute agissante » permet à l’écouté de (re)trouver en soi-même un agir intérieur pour aller vers un mieux-être et un plus grand épanouissement personnel et relationnel. Cette écoute, tout comme l’hypnose d’ailleurs (mais sans doute beaucoup plus simplement car moins technicienne) favorise une plus grande réceptivité aux processus vitaux, une plus grande ouverture à soi-même, à nos profondeurs… Elle permet d’accéder à ce plan expérientiel sous-jacent dans lequel nous pouvons puiser des informations nouvelles pour réaménager notre carte intérieure de la réalité, en somme retrouver une plus grande harmonie, une plus grande unité vivante de notre personne, une plus grande liberté d’action.
Conquis par les bienfaits que procure l’écoute Focusing, j’ai mis en place un cycle d’ateliers consacré à l’expérimentation de cette « écoute agissante ». Cette manière d’écouter (au coeur du coeur, là ou peut jaillir de nouvelles perceptions et connaissances de notre relation à nous-mêmes ou à ce qui fait difficulté) m’apparaît de plus en plus comme un chemin fiable de réconciliation profonde avec soi-même et avec notre humanitude (cette « pâte humaine » qui est un bien commun si précieux). Dans ces ateliers, il s’agit d’écouter au plus près de cette frontière-contact entre soi et soi, entre soi et l’autre dans un respect authentique de ce que vit l’écouté dans son intériorité (son monde à lui). Je me sens plein de gratitude envers les personnes qui ont cheminées chacune à leur manière et qui ont apporté leurs richesses humaines à cette expérience. Egalement plein de gratitude pour toutes les surprises, les mises en lumière, les capacités étonnantes qui ont fleuries au cours de ces ateliers faits de simplicité et de respect mutuel. Pour moi, l’écoute peut être la réponse à ce besoin vital, plus ou moins meurtri, de se reconnaître dans ce que nous vivons et ce que nous sommes. L’ »écoute agissante » pourra nous permettre de nous restaurer intérieurement, nous renouveler par petites touches en nous permettant de (re)trouver une clarté nouvelle dans nos perceptions intérieures de la réalité et de ce que nous sommes « réellement ».
Rien n’est plus beau, à mes yeux, qu’une personne dont le visage rayonne de la joie de s’être retrouvée après les inconforts et les affres d’avoir pu se sentir perdue. Le sentiment de se perdre n’est pas toujours synonyme d’une expérience négative ou privative, car lorsque nous nous perdons de vue (dans nos perceptions immédiates et limitantes de nous-mêmes le plus souvent), n’est-ce pas pour, dans un après, mieux nous recevoir dans une dimension plus vaste et harmonieuse de ce que nous sommes ?
Alors, oui, il m’arrive de rêver qu’un jour, des groupes de personnes, convaincues de l’utilité de préserver (sauver) des espaces d’humanitude, se rencontreront régulièrement (sur leur lieu de travail ou dans d’autres espaces) pour s’offrir tout le bon d’une écoute agissante, d’une écoute empathique susceptible de nous réconcilier avec ce que nous sommes dans notre entièreté et notre complexité, sans rien rejeter, ni de nos fragilités – elles peuvent être des forces ou des ferments de transformations lorsqu’elles sont reconnues et assumées -, ni surtout le meilleur de nous-mêmes – à exhumer parfois sous les décombres des souffrances et des blessures de l’enfance parce qu’il n’est jamais trop tard de se réconcilier avec cette part vivante de nous-mêmes.
Patrick Le Guen, 10 novembre 2012.