« Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau
de conscience qui l’a engendré.
(Albert ENSTEIN) »
Ma première impulsion était d’écrire un édito sur la saveur de l’instant présent. Dans les stages d’animation à la méthodologie ESPERE, j’invite bien souvent les personnes à entendre ce qui se passe en elles-mêmes dans l’instant présent. Cela passe par une écoute des ressentis qui s’expriment dans le corps que l’on est, une écoute de cette mémoire corporelle qui peut nous parler du passé aussi, un passé toujours actuel lorsqu’au présent d’une écoute il laisse parfois entendre quelques non-dits ou expressions de soi avortées trop tôt… Oui, nos ressentis peuvent être aussi les accents d’un langage de soi à se réapproprier, les indices d’un passé gros de situations inachevées qui attend enfin une reconnaissance de soi par soi pour retrouver une juste place dans l’homme ou la femme que nous sommes aujourd’hui. Une juste place, un réajustement pour qu’enfin ce passé ne soit plus un fardeau lourd à porter, mais une mémoire apaisée qui témoigne de notre unité profonde dans le flot de la vie. Savoir entendre et laisser place à la vie en nous, se connecter à nos ressentis profonds et intimes pour en goûter la saveur au présent est sans doute une des voies les plus sures vers la réconciliation avec soi-même.
Dans ce mouvement d’écrire quelque chose sur l’instant présent, l’actualité sur la pénurie des énergies fossiles qui invite à repenser nos relations à la Terre vers un plus juste équilibre entre ‘prendre’ et ‘donner’, entre ‘refuser’ (refus de la surconsommation, refus de la surpollution…) et ‘recevoir’ (le nécessaire pour vivre) aussi, me stimule pour donner un éclairage sur un des enjeux cruciaux, me semble-t-il, sur le chemin de la sobriété. En effet, la sobriété serait une des solutions à la crise des énergies fossiles et du réchauffement climatique selon les partisans de la décroissance. Je partage ce point de vue, car de fait, si chaque personne (nous sommes près de 7 milliards à puiser dans les ressources naturelles de la Terre) réduit un tant soi peu sa consommation (en matières issues du pétrole par exemple, mais aussi en énergie polluante), il est aisé d’imaginer l’impact rapide sur l’environnement. En même temps, je reste sceptique, non pas sur l’efficacité d’une telle démarche si elle était mise en pratique dès aujourd’hui, mais sur son réalisme, je veux dire sa réelle possibilité qu’elle soit mise en pratique dans les faits par la grande majorité d’entre nous. Pourquoi ?
En tout premier lieu j’y vois des raisons d’ordre psychologique que me semblent sous-estimer les approches purement économistes. Qu’est-ce qui fait que nous soyons dans une surconsommation ? Pour ma part, cette question renvoie à l’importance des angoisses existentielles qui fait que l’homme est homme et que nous ne saurions repousser ou ignorer par le seul brio d’un raisonnement économico-politique ou par une simple prise de position aussi bien intentionnée soit-elle en faveur de la sobriété. Qu’est-ce qui fait que l’homme ne soit pas sobre dans la grande majorité ? Je crois, qu’au fond, c’est cette question qui mérite attention, car passer de la surconsomation à la sobriété suppose un changement radical dans notre posture intérieure face à la vie. Les personnes rodées aux relations humaines savent – et je pense ne pas trop m’avancer en disant cela – à quel point les changements de comportements, les changements d’attitude intérieure prennent du temps. Et se sera bien souvent au terme d’un énorme travail sur soi qui nous aura confronté à nos peurs, à nos angoisses de toutes sortes face à la mort, à la souffrance, au vieillissement, à nos manques essentiels, à nos blessures originelles et archaïques, à nos croyances erronées parfois tenaces, que nous serons capables de petits et parfois de plus grands changements !
Si je raisonne en terme de symptôme (au sens large), notre surconsommation, nos besoins parfois très désordonnés et peu sages, sont bien souvent le signe, la manifestation d’un déséquilibre intérieure, d’une souffrance indicible ou d’une angoisse à éviter et parfois à taire à tout prix… quoiqu’il en coûte pour soi et pour autrui, surtout lorsque ce manquement à nous-mêmes nous rend aveugle sur l’essentiel… C’est pour cela qu’il me paraît utopique de croire au développement rapide d’une société de la sobriété ou de la décroissance qui viendrait nous sauver de tous nos excès. Je ne dis pas que c’est impossible, mais ce sera au prix d’un effort sur soi, d’une ascèse (au sens noble du terme) dont on sait que peu y ont goût ! La sobriété sera sans doute l’affaire de quelques-uns (et je veux bien y être), mais pas de la majorité (peut-être en ferai-je aussi partie !).
Alors faut-il prendre des mesures radicales par le haut qui obligeraient tous nos concitoyens à consommer sobrement ? C’est possible, mais cela ne règlera pas la présence et la puissance souterraines des grandes angoisses existentielles inscrites au plus profond de nous-mêmes depuis l’aube des temps : peur de l’anéantissement et de la mort, peur de la maladie et de la souffrance, peur de la solitude.
Par quels autres symptômes lourds de conséquences pour la planète ces grandes angoisses s’exprimeront-elles si nous continuons à nous aveugler sur nous-mêmes ? Par un retour d’un barbarisme de voisinage, de xénophobies outrées et incontrôlables, des maltraitances insidieuses de toutes sortes (dont l’auto-violence au quotidien est la forme la plus banale) ? Si la question n’est pas regardée et abordée sérieusement toute mesure volontariste vers la sobriété ou la décroissance risque de faire ressurgir l’ombre de ce qui est tu dans le fond de l’homme en lien avec ses grandes aspirations mais aussi avec ses manques essentiels. Se pose selon moi la question de la compensation : si l’homme consomme moins, s’il accepte de se contenter de peu par décret, ne risque-t-il pas d’accroître un déséquilibre intérieur déjà fragile ? Quel remède à ce déséquilibre ? Ne risque-t-on pas de voir s’amplifier une consommation déjà excessive de drogues de toutes sortes pour assagir chimiquement notre part d’ombre ?
Plus positivement, je ne peux qu’espérer et agir surtout pour le développement d’une culture de la relation (la communication relationnelle sans-violence me semble aller dans ce sens, mais aussi toute une éducation humaniste prônant le respect soi et d’autrui), de la responsabilisation et du savoir-devenir pour sortir de l’illusion d’un bonheur immédiat accessible sans effort, sans remise en question de soi-même. Abdiquer de nos énergies de vie au profit d’un bonheur facile et bon marché sans lendemain véritable me semble être la pire des escroqueries vers soi-même… si coûteuse pour l’humanité toute entière !
Patrick Le Guen, le 3 novembre 2007