« On ne comprendra rien à la civilisation moderne si l’on admet pas d’abord qu’elle est une conspiration contre toute espèce de vie intérieure »
(Georges Barnanos)
Je voudrais consacrer ce premier éditorial à une idée, plus qu’une idée même, un engagement de chaque jour vers plus de liberté et de vie, un engagement à la résistance active et créative. Car résister n’est pas se résigner, ni se révolter, se replier, ou se défendre contre quelqu’un ou quelque chose. Toute position réactionnelle est une contre-réaction et n’aboutit généralement qu’à renforcer le système qu’on voudrait dénoncer. Toute réaction est un engrenage sans fin, un des plus grands pièges sur le chemin de la liberté. Réagir c’est se soumettre, se soumettre à la logique du plus fort, du maître et, finalement, illustrer la triste logique du maître et de l’esclave, dans laquelle Gilles Deleuze y voyait l’hégémonie des forces réactives contre les forces actives.
Comment donc résister sans être subordonné à plus fort que soi, sans être soumis, victime et vaincu en fin de compte. « Laissons les morts enterrés les morts » disait un grand résistant pour la vie, il y a deux mille ans ! C’est qu’il y a dans la résistance pour la vie une invitation pour chacun à sortir d’une passivité, d’une résignation à la culture de la tristesse et de la peur distillée par une société en proie à l’hégémonie des plus forts, de l’argent, du pouvoir pour plus de contrôle sur les forces de vie. Donc invitation à résister, non pas contre le monde, contre tout ce qui menace ma liberté, mais invitation à résister pour soi, pour faire fructifier les forces actives, les forces de vie, la ’vivance’ de la vie, pour reprendre l’expression de Jacques Salomé et ne plus collaborer à une culture de la peur et de la soumission passive.
La pensée du philosophe et psychanalyste, Miguel Benasayag, à qui j’ai emprunté le titre de cet édito, rejoint quelques-unes des valeurs de la culture de la communication non-violente, quelques-uns des concepts que Jacques Salomé met en avant dans son approche de la communication relationnelle ; à savoir, des notions telles que :
Résister à la séparation, séparation de la tête et du corps, de la théorie et de la pratique ;
Résister au repli, repli identitaire, repli de soi contre l’autre, contre la différence ;
Résister à la normalisation, à toute catégorie qui met ’en conserve’ la vie, la multiplicité de chaque individu, à toute classification qui isole les personnes (handicapés, chômeurs, homosexuels…) en uniformisant et appauvrissant le multiple, perçu comme une source possible de créativité et de liberté ;
Résister en fin de compte pour créer des liens, nourrir les ’reliances’ dans la trame souterraine et mystérieuse d’une vie solidaire, unique pour chacun et multiple dans son abondance.
Finalement cette idée de résistance n’a rien de révolutionnaire (une révolution succède toujours à une révolution passée, aucune révolution n’est donc libératrice), cette résistance n’a rien de collective non plus (dans le sens où elle serait prise en charge par une quelconque autorité extérieure), elle ne peut être, selon mon point de vue, que personnelle, intime, intérieure.
En effet, Il n’y a que moi qui puisse faire quelque chose pour moi, pour ma liberté, pour ne pas entretenir le cycle de la contre-réaction aliénant les forces de vie, les forces actives. Résister est donc une invitation à la ’responsabilisation’ : je suis partie-prenante des forces de vie qui ont été déposées en moi dès ma naissance, partie-prenante des liens qui me relient au monde, aux autres, à moi-même également, tant il devient évident que je ne suis pas réductible à une seule catégorie, à une seule dimension des possibles qui m’habitent. La ’responsabilisation’ à mon bout de relation, aime à dire Jacques Salomé. Oui, responsabilisation vis-à-vis de soi, pour être plus créatif, plus autonome, plus libre, pour ne plus être enfermé dans la logique de l’esclave et de l’attente, une des plus grandes causes des petites et grandes violences du quotidien… car toute attente est démission vis-à-vis de soi-même et dépendance vis-à-vis de l’extérieur et des autres. Toute attente est source de tristesse et de mort, dans le sens où je me coupe de la puissance de l’ici et maintenant, de mes propres sources de créativité et de devenir.
Rendons hommage à la vie qui « fleurit et verdoie… arde et brûle avec toute sa richesse et avec toutes ses délices » selon les paroles du grand mystique Maître Eckhart. La vie est à l’intérieur de nous-mêmes, comme un dépôt précieux, un don gratuit qui se donne à lui-même… pourvu que je me donne les moyens de le recevoir… et le faire fructifier pour un monde meilleur. Ce n’est pas une utopie, c’est réalisable, maintenant… si j’en ai le désir. « L’utopie n’est pas l’irréalisable, mais l’irréalisé » (Thédore Monod)
Patrick Le Guen, le 26 septembre 2004